Symboles et Création |
||
Depuis l'Antiquité, l'imaginaire associé à l'âne est sans |
||
appel: stupidité, obstination, ruse, lâcheté, laideur, luxure. |
||
L'absence d'intelligence est la plus typique connotation liée au |
||
nom de l'âne. |
||
Les caractéristiques spécifiques de l'animal sont déformées : |
||
sa patience, son caractère modeste et paisible sont interprétés |
||
comme les manifestations d'un esprit borné. |
||
"Chantez à l'âne, il vous fera des pets" symbolise l'inutilité |
||
des efforts pour l'éduquer. |
||
|
||
L'ânier (conducteur d'ânes) hérite des qualités de l'âne et |
||
désigne un individu obtus, grossier de condition sociale infé- |
||
rieure au caractère rustaud, incompatibles avec le pouvoir : |
||
" Malheureuse la ville que gouvernent les âniers ". |
||
|
||
Selon les traités de la physique antique et médiévale, les gran- |
||
des oreilles sont un signe de l'obscurcissement de l'esprit, |
||
et quand c'est un âne qui les porte... |
||
Apollon change les oreilles du roi Midas en oreilles d'âne pour |
||
avoir préféré la musique du temple de Delphes plutôt que les |
||
sons de la flûte de Pan. |
||
C'est la recherche des séductions sensibles plutôt que l'harmo- |
||
nie de l'esprit et la prédominance de l'âme. |
||
" Oreilles d'âne, parole stupide " |
||
|
||
Le braiment de l'âne est perçu comme le son écœurant par |
||
excellence : " chanter, gueuler comme un âne ". |
||
" Seul à l'âne, l'âne semble beau ". Animal disgracieux dont |
||
les lèvres sont volontiers évoquées dans les portraits de la lai- |
||
deur. Chrétien, dans Perceval, dit à propos de la laide pucelle : |
||
" Son nez est de singe, ses lèvres d'âne ". |
||
La représentation de l'âne comme un animal lascif (enclin à la |
||
luxure), à la vigueur charnelle s'appuie sur la mythologie gréco- |
||
romaine où l'âne est associé aux divinités incarnant les plaisirs |
||
charnels: monture de Silène, compagnon de Dionysios et de |
||
Priape à qui il est sacrifié. |
||
Apulée, dans l'Ane d'Or ou les métamorposes, transforme Lucius | ||
en âne pour abandon au plaisir de la chair avec une coutisane | ||
sensuelle. Ce châtiment renvoie à l'évolution spirituelle | ||
nécessaire pour accéder aux plus sublimes initiations, à | ||
l'intimité de la connaissance divine. |
||
L'âne comme Satan comme la Bête, signifie le sexe, la libido, |
||
l'élément instinctif de l'homme, une vie qui se déroule au plan |
||
terrestre et sensuel. On exhibe sur son dos, le coupable d'adul- |
||
tère sur la place du village. L'ânesse, elle, évoque l'immora- |
||
lité : " Je suis une grande pécheresse, plus vile qu'une vieille |
||
ânesse " |
||
|
||
Associé au milieu humble, acteur des fêtes burlesques et des |
||
coutumes infamantes, l'âne est perçu au moyen âge comme une |
||
monture déshonorante. Il est particulièrement incompatible |
||
avec l'état chevaleresque. Lorsque, dans un proverbe, un hom- |
||
me apparaît en compagnie de l'âne, il en subit une sorte de dé- |
||
gradation. Il est réduit à un rôle déshonorant: " faire le dupe ", |
||
" tenir la chandelle ". |
||
Le rôle positif de l'âne dans le symbolisme chrétien (de la crè- |
||
che à l'entrée de Jésus dans Jérusalem) ne lui vaut pas de place |
||
privilégiée en dehors de cet imaginaire. Au contraire, l'âne se |
||
situe aux antipodes du spirituel. On en fait un représentant |
||
typique des créatures privées d'âme. Le terme " sepultura |
||
asinorum " désigne la sépulture des excommuniés. |
||
|
||
Selon la Bible, l'âne est à ranger sur la liste des animaux im- |
||
purs " Mieux vaut pièce de porc, que hanche d'âne ". Guénon |
||
interprète la présence de l'âne dans la crèche en l'opposant à |
||
celle du bœuf: les tendances maléfiques s'opposant aux tendan- |
||
ces bénéfiques. L'entrée du Christ à Jérusalem sur un âne |
||
figure ces mêmes forces maléfiques vaincues, surmontées par |
||
le Rédempteur. |
||
|
||
Au moyen âge comme dans l'Antiquité, l'âne omniprésent dans |
||
les couches basses de la société représente métaphoriquement |
||
la condition sociale inférieure. L'âne à lui seul connote la |
||
pauvreté : " Ane convié à noces, eau ou bois doit apporter ". |
||
Il est mis en opposition avec d'autres animaux domestiques de |
||
statut supérieur (avec le boeuf en latin, le cheval en français). | ||
L'ancien et le moyen français exploitent l'opposition entre | ||
l'âne et le cheval pour exprimer l'incompatibilité entre | ||
les statuts sociaux différents. | ||
"On ne doit pas lier les ânes avec les chevaux, Ane avec le | ||
cheval n'attelle ". Ces proverbes sont des rappels du texte |
||
biblique interdisant d'atteler le bœuf en compagnie de l'âne. |
||
L'âne a une fonction économique centrale dans les campa- |
||
gnes: bête de somme, animal du moulin, où il actionne la meule |
||
et transporte la farine. Au Moyen Age, " asnée " (charge d'âne) |
||
symbolise un poids énorme, une quantité extrême avant de de- |
||
venir une mesure pour les grains, le vin et une mesure agraire. |
||
|
||
Plusieurs auteurs de l'Antiquité (Columelle, Ovide, Phèdre, |
||
Ezop, Apulée) signalent les conditions pénibles de la vie |
||
d'âne et les mauvais traitements dont il est victime. |
||
L'expression superlative " Battre comme âne à pont " renvoie à |
||
la violence infligée à un âne qui refuse obstinément d'avancer |
||
au passage d'un cours d'eau. L'âne fini parfois par être rangé |
||
dans la catégorie des objets inanimés conçus de par leur subs- |
||
tance pour recevoir des coups. |
||
|
||
Dès les premiers siècles de l'époque chrétienne, l'ancienne |
||
symbolique de l'âne lascif et instinctif par excellence se |
||
dédouble et s'ouvre à l'humilité. Les Pères de l'Eglise en- |
||
couragent à mortifier son corps en le comparant à un âne qui |
||
doit être châtié. On exhorte aussi les pécheurs à ne pas épar- |
||
gner leurs corps: "Anier, tu as peu combattu / à ton âne et peu |
||
l'a battu /âne bien battu s'évertue / ainsi s'efforce car battu ". |
||
Le biblique " asinus " est interprété comme une image des |
||
païens convertis. L'imagerie religieuse transforme l' humi- |
||
lité de l'âne en vertu chrétienne " Monte l'ânesse, celui qui |
||
s'exerce aux pratiques de l'humilité vraie, intérieurement, |
||
devant Dieu ". |
||
Favorablement dépeint par la Bible, il devient monture des |
||
Saints. L'âne est l'ami indissociable de Saint Martin, à tel point |
||
qu'ils sont identifiés l'un à l'autre "Que ne mange Saint Martin, |
||
ne mange son âne ". Martin devient un nom courant de l'âne |
||
" Il y a plus d'un âne à la foire qui s'appelle Martin ". |
||
L'âne devient aussi monture de certains Ordres: il est pendant |
||
longtemps le seul moyen de transport permis aux Trinitaires, |
||
d'où leur surnom " asinorum ordo " (frères aux ânes). |
||
Dans la Bible, Samuel part à la recherche des ânesses perdues, |
||
Balaam est instruit par son ânesse qui l'averti de la présence |
||
d'un ange de Yahvé, Joseph emmène Marie et Jésus à dos d'â- |
||
nesse en Egypte pour fuir les persécutions d'Hérode... |
||
Dans la littérature, l'âne domestique mésestimé, dupé et mal- |
||
traité, peux malgré tout jouir d'une réputation favorable: |
||
Pline rapporte qu'un sénateur a acheté un âne pour un prix qui |
||
lui semble dépasser toute somme qui ait jamais été versée pour |
||
un animal. De même, certaines fables présentent l'âne sous un |
||
jour favorable comme dans "L'âne et le Loup". L'appréciation |
||
la plus fameuse des services rendus par l'âne apparaît chez |
||
Rutebeuf dans "Le testament de l'âne". Au 16-17e siècle, on |
||
rencontre plusieurs évocations positives de l'animal : parabole |
||
représentant le bon peuple portant le fardeau des méchants. La |
||
XIe Serée de Bouchet se termine sur un éloge monumental de |
||
l'âne. |
||
Si
on assiste au fil des siècles jusqu'à nos jours, à une |
||
réhabilitation progressive du caractère de l'âne dans la |
||
littérature,
son image dans les expressions orales demeure |
||
négative.
En plus de l'association spontanée de certains |
||
animaux
aux vices humains, nous mesurons ici toute la |
||
puissance
du conservatisme linguistique qui veut qu'une |
||
fois
intégrées dans le langage, les expressions figurées ont |
||
la
vie dure: elles sont transmises et adoptées par les |
||
générations
successives, sans que les causes originelle |
||
demeurent.
La trace de la réalité passée, y compris les |
||
connotations
négatives, subsistent ainsi dans le langage... |
||
Texte d'après Bohdana Librova," L'âne dans les expressions métaphoriques de l'ancien français", 1998, The Department of Romance Languages and Literatures, Faculty of Arts, Brno, République Tchèque, http://www.phil.muni.cz/rom/librova98.pdf | ||
Œuvres issues de la Galerie Photographique de la Réunion des Musée Nationaux http://www.photo.rmn.fr | ||